Pour Chris Hedges, ancien reporter de guerre pour le New York Times, le péril est bien réel. Loin d'être de dimension internationale, il est intérieur. Dans L'Empire de l'illusion, Chris Hedges opère une plongée dans l'Amérique spectaculaire, dans les excès de la virilité telle que définie par la petite lucarne, et dans le délire managérial qui demande aux travailleurs précarisés d'adhérer aux valeurs d'un libéralisme débridé. Un sombre tableau encore noirci par une presse complaisante envers cette volonté de puissance et des universités davantage au service de l'élite que du savoir.
Rien de bien nouveau là-dedans. Mais Chris Hedges parvient à faire ressentir un troublant vertige. Il débute en s'intéressant au catch, ce sport-spectacle qui mêle corps bodybuildés et querelles d'opérette entre les "bons" et les "méchants" personnages incarnés sur le ring par les lutteurs. C'est un peu l'équivalent du feuilleton télé "Les Feux de l'amour", mais pour le marché masculin. S'y trouve représentée une société détraquée, où l'arbitre est impuissant à faire respecter les règles. La morale de ce spectacle ? " Tu triches ou tu meurs", résume Chris Hedges.
Cette fausse ressemblance avec la réalité est trompeuse et endort le téléspectateur, selon lui. Certes les combats mis en scène opposant les plus riches aux plus pauvres s'inspirent des actualités, comme le montre Chris Hedges en narrant différentes saynètes entre gladiateurs. Mais au final, le spectacle reste un triomphe de la volonté, renforçant l'idée que l'échec est une affaire personnelle que l'on ne peut pas mettre sur le compte d'un système débridé. Bien sûr, tout cela "c'est du chiqué", personne n'y croit vraiment, à ces combattants de pacotille. L'illusion est donc parfaite. Le spectateur y croit sans y croire et s'enfonce ainsi dans une culture qui gomme toute authenticité.
Ancien séminariste, Chris Hedges se découvre tout à fait lorsqu'il visite "Sin City", la ville du péché, Las Vegas, "le coeur corrompu et volontairement dépravé de l'Amérique", comme il le dit. Il s'y rend pour assister au Salon annuel de l'industrie pornographique. Son exposé tourne alors au cauchemar. Patrice Roldan, ex-starlette du genre, lui raconte ses mésaventures dans cet univers sordide. L'exposé est écoeurant. La violence et le mépris envers les femmes quasi sans limite. Cette perversité n'est pas non plus sans effet.
Analphabétisme et misère
Comme le rappelle Chris Hedges, les photographies de détenus prises par des soldats américains à la prison irakienne d'Abou Ghraib étaient directement inspirées par la pornographie. Les prisonniers étaient contraints de simuler des actes sexuels. De nouveau se trouve employé "le langage d'un monde sans pitié".
La culture plus complexe transmise par l'écrit pourrait donner les outils pour remettre en question cette vaste illusion. Mais l'analphabétisme et la misère vont croissant aux Etats-Unis. Et l'image reste un réconfort pour une population dont la situation s'aggrave.
On pourrait juger une telle lecture insoutenable. Le récit dressé par Chris Hedges forme cependant un étonnant millefeuille. Il alterne des scènes de cet "american delirium" et une réflexion sur la société du spectacle nourrie par de nombreuses et longues citations d'auteurs variés. Sont notamment convoqués pour dénoncer ce déclin moral le philosophe John Ralston Saul, le biologiste Jared Diamond, le théoricien de la communication Neil Postman et bien d'autres. C'est le choc entre les lettres et l'image. La lutte n'a alors plus rien de feinte
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